
Dis-moi tes compétences et je te dirai quelles opportunités professionnelles tu as
Réaliser un profil de compétence, pour quoi faire ? Clarifier ses objectifs de carrière, gagner en confiance et déjouer les préjugés sur le marché de l’emploi!
Yasmina Drissi Kaitouni et Christine Lévesque supervisent l’équipe “Expérience talent”, laquelle aide les personnes à la recherche d’un emploi à mettre en valeur ce qu’elles savent faire et à se poser les bonnes questions quant à leurs ambitions. Entrevue croisée avec les co-cheffes expérience talent et inclusion pour le projet Visées.
Pour le commun des mortels, pouvez-vous résumer en quoi consiste un profil de compétences, et quelle est son utilité?
Christine Lévesque : C’est une démarche qui permet à une personne sur le marché de l’emploi d’inventorier ses compétences selon l’emploi qu’elle recherche. On cherche d’abord à comprendre quel type de poste elle vise. Ensuite, il s’agit d’identifier quelles compétences la personne détient déjà en lien avec ses objectifs, de voir à quel niveau elle les maîtrise, et de s’assurer qu’elle ne les sous-évalue pas. Puis, on regarde comment elle peut les mettre en valeur dans son CV et en entrevue en fonction du poste pour lequel elle souhaite poser sa candidature.
À quoi ressemble un accompagnement en ce sens?
Yasmina Drissi Kaitouni : On n’est pas là pour inventer des compétences ni pour faire le travail à la place des gens: on les outille afin qu’ils puissent dresser un portrait objectif et réaliste de leurs buts et de leurs compétences, et ce, en ayant un portrait des tendances du marché de l’emploi, que ce soit par des ateliers ou des rencontres.
En tant que chercheur d’emploi, une fois qu’on a un portrait clair de nos objectifs et de nos capacités, il peut arriver qu’on réalise que consolider et mettre à jour certaines de nos compétences élargirait notre éventail de choix…
YDK : Absolument. Il s’agit d’apprendre à travailler avec ce qu’on a et à le valoriser, bien sûr, mais aussi de se demander si ça vaudrait la peine de bonifier nos compétences en fonction de nos objectifs à moyen terme. Entreprendre une démarche de mise à niveau, de rehaussement des compétences peut nous ouvrir de nouvelles portes.
Faire un profil de compétences permet souvent aux gens de réaliser que la formation en continu, c’est un investissement dans leur évolution professionnelle personnelle qui va bien au-delà du poste qu’ils recherchent dans l’immédiat.
Comment une approche axée sur les compétences change-t-elle la manière dont on va rédiger notre CV, par exemple?
YDK : Ça ne vient pas révolutionner le CV classique—ça reste important d’énumérer nos expériences. C’est simplement qu’on présente nos expériences en les reliant aux compétences qu’elles nous ont permis de développer, ou qui étaient nécessaires dans le poste qu’on occupait, par exemple.
Dans l’idéal, on est capable de faire ressortir le plus précisément possible les compétences qu’on possède déjà et qui sont aussi requises ou utiles dans l’emploi pour lequel on postule.
Réaliser un profil de compétences peut être très bénéfique pour les personnes historiquement sous-représentées dans certains secteurs du marché du travail, pourquoi?
YDK : Partout dans le monde, le marché du travail s’est construit sur des biais inconscients. On oublie souvent, par exemple, que le marché du travail est genré : c’est-à-dire que, malgré les nombreux efforts des dernières décennies, on est encore sur des secteurs dits «traditionnels» ou «non traditionnels», sur des catégories d’emplois avec une surreprésentation soit féminine, soit masculine.
Ces biais inconscients sont difficiles à corriger, et cet enjeu freine l’intégration des groupes sous-représentés. Or, en contexte de pénurie de main-d’œuvre, les entreprises ont de la difficulté à recruter. C’est là que le profil de compétences devient particulièrement intéressant : il permet d’insister davantage sur ce que la personne est capable de faire que sur son profil personnel ou son identité.
CL : Ça permet en quelque sorte de contourner les réflexes profondément ancrés en mettant à l’avant-plan ce qui compte véritablement pour l’organisation, soit recruter les talents compétents pour les emplois qu’elle cherche à combler.
Quelles populations sont le plus susceptibles de faire face à des embûches sur leur parcours?
CL : On parle des femmes dans les secteurs traditionnellement masculins, des personnes en situation de handicap—visible ou invisible—, ou encore des personnes nouvellement arrivées au pays… Parfois, plutôt que de voir ce que ces personnes pourraient apporter à l’organisation, on va d’abord voir ce qui manque sur leur CV, ou les accommodements qu’on va devoir faire pour faciliter leur intégration.
YDK : Dans les secteurs traditionnellement masculins, par exemple, on peut avoir le réflexe de penser qu’embaucher une femme va exiger des efforts supplémentaires en conciliation famille-travail.
Et comme les femmes sont dans toutes les catégories, on écarte par défaut des femmes immigrantes, ou autochtones, ou en situation de handicap, ou monoparentales… Ça fait en sorte qu’on se prive de beaucoup de talents potentiels.
CL : L’approche par compétences n’élimine pas tous les obstacles. Ultimement, l’employeur va rencontrer le candidat ou la candidate en entrevue, mais ça fait en sorte que la première sélection ne se fait pas sur la base de biais inconscients.
Je discutais récemment avec le directeur d’un organisme qui me disait de manière très candide et très humble que la meilleure embauche qu’il a faite dans toute sa carrière est celle d’une personne non voyante, alors que, quand il l’a vue arriver à l’époque avec son chien guide, son premier réflexe a été de vouloir annuler la rencontre!
Et il s’agit d’un directeur qui est sensible aux questions de discrimination, alors imaginez quelqu’un qui n’a pas cette sensibilité…
Le volet du programme Visées qui permettra, pour un rehaussement des compétences, le maillage entre candidats et entreprises est d’ailleurs pensé de manière à éviter les biais discriminatoires…
YDK : Oui! Avant l’entrevue, l’employeur ne sait pas si la personne est une femme ou un homme, etc.; il voit juste son profil de compétences. Il ne connaît pas son identité. Les entreprises avec qui on travaille sont conscientes de la démarche qu’on a, de notre approche non traditionnelle.
CL : Ça pousse les entreprises, une fois qu’on leur présente le candidat ou la candidate qui a retenu leur attention, à voir au-delà des profils non traditionnels, à voir au-delà de leurs biais inconscients.
À la longue, on imagine que les refus ou les échecs minent l’estime de soi. Comment la réalisation d’un profil de compétences peut-elle aider les personnes concernées à se donner un nouvel élan?
YDK : Se poser avec des professionnels pour prendre du recul sur son parcours et évaluer objectivement ce qu’on est capable de faire et quels sont nos intérêts et nos objectifs permet de retrouver une forme de confiance en soi, voire d’estime de soi.
À travers la réalisation d’un profil de compétences, on cesse de se définir à travers ses freins à l’emploi ou les revers qu’on a subi pour se concentrer plutôt sur ce qu’on a été capable de réussir ou de développer au fil des ans. Ça nous donne ensuite un élan pour arriver confiant en entrevue.
CL : Quand on se fait fermer des portes ou qu’on n’a pas accès à certains postes à cause de notre identité, ça peut générer de l’inquiétude, de l’anxiété. Changer la manière dont on se présente, à travers le profil de compétences, peut augmenter notre agentivité, notre sentiment d’avoir une prise sur notre situation.
Vous travaillez également auprès d’entreprises pour qu’elles changent leur approche et accordent plus d’importance aux compétences qu’au profil des candidats : sentez-vous de l’ouverture de leur côté? Le marché du travail est-il prêt à évoluer dans ce sens?
CL : Le contexte actuel de rareté de la main-d’œuvre nous donne de l’élan pour mettre en place cette nouvelle vision—les entreprises n’ont plus le luxe de ne pas s’ajuster.
YDK : Mais c’est une vision qui, pénurie de main-d’œuvre ou non, reste gagnante, si ce n’est qu’au vu de la composition de la société québécoise. Si, dans deux ou trois ans, la pénurie de main-d’œuvre se résorbe, on aura toujours une population diverse… Les entreprises doivent refléter la réalité.
CL : Et les pratiques inclusives qui sont mises en place bénéficient plus largement à tous les employés. Par exemple, il y a des hommes monoparentaux qui peuvent se sentir désavantagés par rapport à leurs collègues au sein d’une entreprise qui multiplie les événements le soir ou la fin de semaine. Ils peuvent aussi sentir que le regard porté sur eux par leurs collègues s’inscrit dans le jugement, même si, a priori, ils ne font pas partie des populations qui subissent le plus de discrimination sur le marché de l’emploi.
Il y a des pratiques toutes simples à mettre en place, comme la rédaction des offres d’emploi dans un langage épicène ou inclusif, qu’on voit d’ailleurs de plus en plus, au Québec. On travaille simplement à ce que ce soit plus généralisé.